Un jour qu’il errait dans la rue, vêtu de sa tenue favorite – une veste en cuir patinée par le temps et sa guitare Gretsch solidement attachée dans le dos – Chip sentit soudain quelque chose qu'il n'avait jamais ressenti auparavant. Un trouble électrique, un frémissement parcourant ses circuits, comme si sa pile nucléaire venait soudainement de recevoir une surcharge inattendue d'énergie. Devant lui marchait une jeune femme. Il était incapable de détourner son regard d'elle, fasciné par la fluidité de ses mouvements, par la manière dont ses cheveux reflétaient la lumière tamisée du crépuscule.
Elle entra dans un bar que Chip n'avait jamais fréquenté. Il évitait habituellement ces endroits qui lui rappelaient sans cesse qu'il n'était pas humain. Lui, il ne buvait pas, ne mangeait pas, et il craignait toujours d’y dévoiler sa différence. Pourtant, ce jour-là, une force irrésistible l'avait poussé à franchir la porte.
En entrant, il fut immédiatement enveloppé par une atmosphère lourde, chargée d’odeurs âcres : alcool fort, sueur, et fumée âcre de cigarettes bon marché qui flottait paresseusement sous un plafond bas. La lumière était tamisée, presque dorée, projetant des ombres douces sur des murs couverts de vieilles affiches et de portraits jaunis de bluesmen légendaires. Les voix rauques des habitués formaient un fond sonore chaotique, ponctué de rires et de claquements de verres épais sur le bois usé du comptoir.
La jeune femme avait disparu par une porte à l'arrière. Déçu mais intrigué, Chip chercha un coin discret où il pourrait observer sans être vu. Tandis qu’il se dirigeait vers une table isolée, ses yeux mécaniques détaillaient les visages autour de lui. Des hommes aux regards voilés par des chapeaux usés, des femmes aux sourires fanés, mais sincères. Chacun semblait porter une histoire lourde, un passé fait d’espoirs brisés et de rêves encore tenaces. Ces gens deviendraient plus tard l’inspiration des chansons de Chip, reflets d'une humanité à la fois belle et tragique.
Soudain, la jeune femme ressortit, vêtue d’un tablier noir serré autour des hanches, révélant une silhouette gracieuse qui fit à nouveau vaciller ses circuits internes. Elle se plaça derrière le comptoir, rapidement entourée des clients qui riaient avec elle, l’interpellaient avec affection. Visiblement une habituée du lieu, peut-être même l'âme de ce bar.
Chip réalisa alors qu’il n’avait pas encore perçu le caractère si particulier de l’endroit. Au fond de la salle, une scène poussiéreuse semblait figée dans le temps : une batterie silencieuse, des guitares accrochées au mur, et un vieux néon cassé sur lequel on distinguait encore « Blues Ground Café ». Chip imagina ce lieu à son heure de gloire, vibrant d'énergie, rempli de notes de guitare, de chants rauques et profonds. Était-ce là l’appel qu’il attendait depuis toujours ?
Perdu dans ses pensées, il sursauta lorsqu'une voix rocailleuse, teintée d'alcool, le héla soudainement : — « Hey, l’robot à la guitare ! Monte donc sur scène nous jouer un petit air d’chez nous ! »
La salle explosa de joie. Chip monta lentement sur scène, ressentant pour la première fois ce qu’un humain appellerait de la nervosité. Il prit place sur un tabouret usé, éclairé par une faible ampoule, puis joua les premières notes. Son jeu était grave, chaud, traversé de vibrations profondes, imposant le silence.
À la fin d’une complainte blues déchirante, un silence admiratif plana brièvement. Puis Ava applaudit avec passion, et toute la salle suivit.
Si Chip avait eu un cœur humain, il aurait battu plus fort que jamais. Il aurait été rempli d'un bonheur pur, celui d'être enfin reconnu comme musicien et non simplement comme une machine. Alors qu’il reprenait peu à peu pied dans cette réalité étonnante, un homme au visage buriné par la vie, une barbe grisonnante et un regard doux mais décidé, s'approcha de lui :
— « Tu joues bien, très bien même. Si tu veux, tu pourrais bosser quelques heures chaque soir ici, sur cette scène. Ça plaira aux clients, un robot qui chante et joue le blues. On pourrait faire revivre ce vieux café ensemble. Ça te tente ? »
Chip resta un instant silencieux, abasourdi par cette proposition inespérée.
— « D’accord », murmura-t-il simplement.
Ainsi débuta son aventure au Blues Ground Café, sous le regard doux et intrigué d'Ava, la serveuse qui avait, sans le savoir, changé le cours de sa vie, et d’Elijah, l’homme qui venait de lui offrir un public.